Dans Créolitude : Léon-Gontran Damas et la quête d’une identité primordiale, publié en 2011, Daniel Jonas Rano analyse « la genèse et la réception d’une littérature afro-créole ». Cette première thèse francophone entièrement consacrée au poète humaniste guyanais de la Négritude lui permet d’ausculter l’évolution et le développement de sa pensée. Une invitation à explorer l’œuvre de celui dont on fêtera tout au long de l’année le centenaire de la naissance.
Daniel Jonas Rano, lui-même poète, chercheur et directeur de la revue internationale Racines et Couleurs, revient pour nous sur l’intérêt que peut susciter aujourd’hui l’œuvre de Damas et sur l’univers, les réflexions et les défis de l’auteur de Pigments. Si la poésie de Césaire a fait l’objet de nombreuses recherches, celle de Damas, qui selon Senghor « conservait toutes les qualités de l’œuvre nègre », trouve ici un nouvel écho.
e-Karbé – Votre livre, paru en 2011, est présenté comme la « première thèse francophone consacrée exclusivement à Léon-Gontran Damas ». Comment expliquez-vous ce déficit d’intérêt pour ce pilier de la Négritude qui est même considéré par certains comme le précurseur de ce mouvement ?
Jonas Rano – Je suis infiniment reconnaissant à Aimé Césaire qui, fort de sa mémoire initiée, m’a précipité « tout nu » dans la littérature afro-créole, notamment à l’univers poétique de Léon-Gontran Damas. En effet, si la thèse est parue en 2008 (ARNT de Lille III), la version commerciale l’a été en 2011. Première thèse francophone concernant le poète Léon Damas et l’homme politique qu’il fut. C’est le constat établi par la communauté scientifique, notamment par le Professeur Papa Samba Diop (Université Paris XII) au regard de l’ensemble des écrits consacrés à l’intellectuel afro-créole. Mais, avant tout, mon travail répond à une prière, celle de Léopold Sédar Senghor qui, au regard de la somme des travaux qui lui étaient consacrés, comme à son ami Césaire, s’étonnait ainsi : « Au demeurant, nous étions les premiers à nous étonner, Aimé Césaire et moi, que, parmi les nombreuses thèses qui avaient été écrites ou qui se préparaient sur les premiers écrivains du mouvement de la Négritude, il y en eût si peu sur Léon-Gontran Damas, sur le plus nègre des poètes nègres francophones. »
Aujourd’hui, seule une poignée de thèses a fait l’objet d’une soutenance. Deux sont zaïroises, deux sont américaines, une est anglaise. On ne trouve qu’un mémoire de maîtrise en France.
Évoquer le « déficit d’intérêt » des Afro-créoles pour « ce pilier de la Négritude » tient du fait que, en tant qu’agent du savoir pratique, Damas était devenu, malgré lui, non un « blanchi » ou « nègre blanc ! », mais un monstre, ce que Jean-Paul Sartre circonscrit à sa manière dans Qu’est-ce que la littérature ? – et qui est toujours d’actualité – : « S’il constate le particularisme de son idéologie et ne peut s’en satisfaire, s’il reconnaît qu’il a intériorisé en autocensure le principe d’autorité, si, pour refuser son malaise et sa mutilation, il est obligé de mettre en question l’idéologie qui l’a formé, s’il refuse d’être agent subalterne de l’hégémonie et le moyen de fins qu’il ignore ou qu’il lui est interdit de contester, alors l’agent du savoir pratique devient un monstre [Damas fut censuré à plusieurs reprises], c’est-à-dire un intellectuel, qui s’occupe de ce qui le regarde – en extériorité : principes qui guident sa vie, et en intériorité : sa place vécue dans la société – et dont les autres disent qu’il s’occupe de ce qui ne le regarde pas. ». Ce qui fit dire à André Laude, à la mort de Damas (La Quizaine littéraire, 1978) : « Malheureusement, la presse plutôt soucieuse de privilégier les uns par rapport aux autres en a peu fait écho ».
Comment expliquer dans le même temps l’intérêt que son œuvre a suscité en dehors de la France ?
L’expansion des valeurs de la négritude véhiculées par Damas, si on tient compte des notions de « centre » et de « périphérie » chères à Pierre Bourdieu, est considérable et sans commune mesure, comparée au rayonnement des autres chantres de la négritude que furent Césaire et Senghor, comme Jean Price-Mars (auteur premier du mot) ou Jacques Roumain, José Marti, Nicolas Guillén, Claude McKay ou encore Mario De Andrade.
De l’Afrique du Nord (Alger) à l’Afrique sud-saharienne (Sénégal, Bénin, Côte-d’Ivoire, etc.), aux Antilles (Cuba, Haïti, etc.) et à l’Amérique dans de nombreuses universités américaines prestigieuses, Damas s’est avéré un précurseur, l’un des rares poètes afro-créoles de sa génération à se montrer capable d’incorporer son état de sensibilité (« Solde ») à une cause, par une espèce d’excitation, à un point suffisant pour que sa cause parvienne à nous intéresser. Pour lui, « Exploiter les valeurs nègres, c’est travailler au rapprochement des races. Car pensions-nous, c’est apporter notre contribution à l’édification de l’humanité, dans l’esprit même du message de Price-Mars », disait-il dans Price-Mars, le père du haïtianisme (1960).
Explorer la vérité, la chercher, aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que dans celui de l’imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit damassien. C’est ce que Guillaume Apollinaire appelle « l’esprit nouveau ». Damas le confirme dans une franche solidarité avec ses amis de la négritude, et « du réel apport de sa créolitude dans l’exil à l’universel ». En favorisant une telle prise de conscience qui suppose le monde dans sa totale diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire, Damas portait les évolutions des balbutiements d’une littérature afro-créole, laquelle constituait une communauté de valeurs inter-communicationnelles établie par la littérature inconsciente afro-créole de l’époque. Ce que Édouard Maunick résume parfaitement : « Ton incessante rébellion contre la falsification du nègre nous arrivait de partout, assurant notre propre mise en garde contre la démission. Tu as parlé le langage de l’insurgé et vécu en perpétuel état d’urgence. Il te fallait à tout prix renverser ce passé plus hideux debout aux quatre angles de ta vie ».
En définitive, Damas, fut une espérance : il n’est pas toujours permis d’entendre évoquer la cause des pays en voie de développement sans évoquer la pensée du poète Damas en termes d’opération par laquelle, à travers une invention – politico-culturelle – des rythmes et des sortilèges, un homme cherche avec passion à insérer la vérité de sa conscience, sa présence souvent problématique, sa voix, ses obsessions, son expérience, son enfance, le scandale de ses souffrances et de ses joies, dans le drame collectif de la société. Il faut donc parler de dynamique identitaire, qui résulte d’un incessant processus d’ajustement des « identités antérieures et intérieures », aux nouvelles formes identitaires qui nous sont offertes.
Autrement, la créolitude damassienne est un discours conforme à son objet ; ce que le poète exprime de la sorte : « L’Amérique du Sud bougeait. Cuba, Haïti, toute la Caraïbe bougeaient culturellement : un mouvement spontané reposant sur trois faits : la rencontre des hommes de couleur en France sur le champ de bataille […]. Des hommes venus de tous les horizons se sont retrouvés, se sont regroupés parce qu’ils ont, au cours de la guerre, vu qu’ils avaient des choses en commun ». Aujourd’hui rien n’a changé, ce discours visionnaire est encore valable.
Vous avez choisi, dans Créolitude : Léon-Gontran Damas et la quête d’une identité primordiale, d’évoquer la littérature afro-créole qui pour vous s’est écrite avec Damas. Pouvez-vous nous dessiner les contours de ce concept littéraire ? Quelles fonctions remplit, selon vous, cette littérature ?
L’écriture poétique chez Damas, sa « créolitude » exprimée dans sa fonction de réappropriation de la langue créole (dans « Pour ou contre l’assimilation » ou « Veillés noires »), offrent à travers l’expression critique et l’engagement même du poète guyanais une plus vaste compréhension de la négritude des années trente à quarante. Et Pigments, rampe de lancement de la négritude, à travers certains poèmes publiés dans des revues de l’époque, notamment la revue Esprit (1934), fut une réplique au racisme dont sont victimes les peuples noirs dans le grand mouvement de la colonisation.
Cette créolitude, originellement fondatrice de la configuration variationnelle des groupes et des cultures afro-créoles, quelles que soient leurs apparences d’homogénéité, constitue la base première à partir de laquelle cette évolution polysémique doit être appréhendée. Le phénomène afro-créole qu’il faut percevoir nécessairement en tant que processus est principe anthropologique constant, se situe radicalement au-delà des conjonctures historiques auxquelles on semble confiner ces formes de sociogenèse ou d’ethnogenèse coloniales.
La « créolitude », épistémologiquement (la théorie de la connaissance du sujet créolitude), n’est pas un concept créé par Léon-Gontran Damas ni même une notion utilisée par les critiques et les contempteurs du poète guyanais à son époque ; la créolitude est un néologisme que j’ai développé à partir de l’imprégnation des idées inspirées de l’œuvre de Damas : ainsi, la créolitude perçue dans l’œuvre damassienne s’avère être l’un des motifs qui ont conduit à ma thèse sur le poète et homme politique guyanais.
Certes, la « négritude » et la « créolitude » sont des mots construits sur la logique mais ils véhiculent des valeurs différentes. Étant donné que les racines de « négritude » et « créolitude » sont différentes, on ne peut produire de confusion sur le plan épistémologique, par exemple en considérant un éventuel glissement conceptuel. En effet, la négr(itude) a pour radical le mot « nègre ». Le vocable de « nègre » apparaît, selon le dictionnaire Larousse, en 1529 : c’est un « nom donné en premier lieu aux populations africaines de race noire ». L’expression créol(itude) est construit à partir du mot « créole » d’origine espagnole « criolo ». Il importe de clarifier cette notion : le mot « criolo » devenu « crioulo », puis « créole », vient du verbe portugais « criar » qui veut dire « élever ». Ce mot vient à son tour du latin « creare » qui signifie « créer ».
Choisir la « créolitude » est une perspective explicite, non pas seulement parce que la négritude et la Créolitude sont l’une à côté de l’autre, mais parce que l’une et l’autre nous paraissent synthétiser deux voies qui, sans s’opposer, se complètent, aussi bien quant à la définition ontologique du sujet que quant aux spécificités qui déterminent épistémologiquement la possibilité de saisir les enjeux d’une création nouvelle. Ainsi, la Créolitude vient à la suite de textes théoriques et de concepts spécifiques qui se situent surtout dans la modernité.
Dans cet esprit, la suffixation en « itude » fixe alors le processus de mise en contact de peuples et de cultures, plus que sur un état ou un résultat, par exemple politique ; espace dans lequel la Créolitude – à l’instar du morphème « plénitude », mais également « latitudes » créoles –, dès lors que ceux auxquels s’adresse cette créolitude, laquelle s’avère franchement exponentielle, sont des Seychellois, des Mascarins (Maurice et Réunion), des Haïtiens, des Américains, des Acadiens, des Caribéens, des Guyanais, des Brésiliens, des Anglais, des Hollandais, des Portugais, des Allemands, etc., tous issus d’un tronc commun, l’Afrique, et utilisant une même langue, le « créole », sinon d’autres langues-ciment comme le français, le portugais ou l’anglais ; le paradigme lexical référant à une spécificité qui n’est pas de « refaire l’être afro-créole dans le monde », car cette spécificité-ci a en effet beaucoup à avoir avec un espace spatio-temporel et surtout culturel commun.
En dehors de cette quête d’identité, quelles sont, à la lecture que vous faites de son œuvre, ses autres préoccupations poétiques ?
Certes quête d’identité, mais également quête du sens. Depuis quelques décennies, le monde moderne est hanté par le spectre d’un effacement des différences. Il redoute l’uniformisation, et de ce fait connaît une anxiété générale portant sur l’identité. C’est contre cette « évidence », que le poète guyanais s’est battu durant toute sa vie et a construit son œuvre, ce qui en souligne le caractère didactique et militant.
L’écriture du poète guyanais est donc une écriture décomplexée, libérée, portant avec force une conscience afro-créole épanouie, hardiment debout. Damas fut à son époque, le « poto-mitan », soit l’arête d’une conscience collective afro-créole éveillée et pointue, une conscience sensible aux souffrances d’une diaspora mondiale, une conscience débordant sur l’universel. Damas a posé pour ambition d’inaugurer une nouvelle stratégie de penser les problèmes des sociétés dites en voie de développement, et fondamentalement, les problèmes de l’homme ; soit « de tous les hommes », disait Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre.
Damas comme Fanon, frères de pensée et de race, étaient convaincus de l’urgente nécessité d’extirper le débat sur l’homme et le devenir de l’espèce du marais où l’a peu à peu enlisé l’Occident – ses institutions, ses armées, ses élites, ses sciences « humaines » –, quand bien peu d’intellectuels de leur génération ont été capables de produire autre chose que de rutilants « bibelots d’inanités sonores », retombant de fait dans le cercle vicieux de la glose et de la paraphrase du discours dominant.
Cette quête du sens, dans la pensée de Damas, va traverser l’ensemble de ses écrits, pour offrir un constat qui rend compte de la situation dans laquelle l’ensemble du monde afro-créole se trouve. C’est-à-dire, l’unité du sens qui est aussi une unité de lieu et une unité de pensée, laquelle se défait et fait place à la rencontre du « multi- » dans une reconnaissance de la diversité.
Le poète guyanais, au-delà de la dimension poético-identitaire d’une poésie, sa poésie, propose un humanisme éminemment tellurique, une « créolitude tellurique », parce qu’il est enraciné dans une géographie. Évoquée dans l’œuvre poétique damassienne, « cette unité de l’identité individuelle » est perçue comme le résultat d’une thésaurisation, d’une addition d’héritages essentiels, qui font de l’Afro-créole un être nécessairement métissé. C’est le lien unifiant à partir duquel le poète a bâti, avec son premier recueil, Pigment, une nouvelle voie : sa « thématique du métissage ». Cela a l’air d’un lieu commun, notamment dans « Naissance et vie de la Négritude », mais pour Vincent Placoly, « cette généralité a été le premier pas vers la reconnaissance individuelle », puis collective.
Enfin, la Femme a été une préoccupation essentielle, une caverne d’inspiration pour le poète guyanais. C’est moins à l’amour que souhaite Léon Damas qu’à la Femme dans Névralgies, la femme érotisée « KETTY belle/ KETTY blonde/ KETTY nue » dans Black-Label, à laquelle le poète se sent sensible : « Dieu que tu es belle/ mais/ longue à être nue ».
Damas s’adresse à une femme réelle ou supposée « Sicy-Chabine », et en même temps à une femme superficielle : « … debout à l’image agrandie de ce qui fut/ au rythme d’une nuit/ afrocubaine ». Le thème de la femme chez le poète afro-créole peut encore supposer une femme « référentielle » ou symbolique « Vous dont les ricanements ».
Il appert que, dans la plupart des poèmes dans lesquels le poète traite de ce thème, la notion de la race reste exceptionnelle : la femme est chantée ou évoquée beaucoup plus en tant que femme qu’en tant qu’Afro-créole, notamment dans Névralgies. Quelle que soit l’image de « Sicy-Chabine » ou « Ketty belle blonde », telle qu’elle se manifeste dans la créolitude damassienne, la poésie se réalise à travers les seuls sentiments qu’éprouve le poète, comme à nul autre pareil, moins pour la femme que pour une (ou différentes) femme(s) précise(s) (Black-Label). Qu’il soit perçu, par exemple, un montage poétique de sentiments du poète dans Névralgies, Graffiti ou Black-Label, on peut l’appréhender ainsi, mais cela n’hypothèque pas le principe selon lequel la « sensualité » du poète n’est pas l’expression directe d’une métaphysique et d’une ontologie raciales, mais une construction idéologique véhiculée par le « sentiment amoureux »», simultanément vécu – ou comme vécu – et littérarisé.
En quatrième de couverture, vous livrez le positionnement qui est le vôtre sur la créolitude. Selon vous, « la notion de créolitude, qui est au cœur du projet théorique de cette monographie, est posée comme une alternative à la négritude d’une part et à la créolité d’autre part ». Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de Damas, vient à l’appui de cette affirmation ? Pourquoi Damas, plus qu’un autre, pour traiter cette théorie ?
Ce texte de quatrième de couverture n’est pas mon exploit. C’est une conclusion que posent les professeurs Xavier Garnier (Paris XIII) et Papa Samba Diop (Paris XII) concernant mon travail scientifique. Mais je crois bien que c’est le Pr Abiola Irele (Harvard) qui traduit le mieux ma pensée : « Il s’agit de proposer, d’un point de vue privilégié conféré par une fréquentation assez ancienne et assidue des milieux africains francophones [scientifiques], une appréciation de l’apport de l’intelligentsia issu de ces milieux à l’effort de réflexion sur soi et sur notre situation dans le monde, d’estimer combien cet effort, rendu nécessaire par les circonstances particulières de notre rencontre historique avec l’Occident, et notre confrontation avec une certaine modernité qui en a résulté, a pu conduire à la constitution d’un véritable discours », sur la condition de l’Afro-Créole. C’est également le point de vue du Pr émérite Georges Ngal (Sorbonne Nouvelle) dans une censure positive de la créolitude « posée comme une alternative à la négritude d’une part et à la créolité d’autre part ».
Contrairement aux revendications dynamiques de la négritude, l’humanisme damassien invoque une « revendication ’’dynamite’’ de reconnaissance », comme un regard partagé, un dialogue concret entre le Nord et le Sud sur cette condition nègre socialement et psychologiquement structurée par le Nord. Comme l’essentiel de cette mutation intellectuelle fut la « rupture » opérée par Damas et le mouvement de ces jeunes étudiants, au sein de l’intelligentsia afro-créole. Ce que Damas souligne de la sorte : « Avant d’avoir été un mouvement littéraire, celle-ci [la revendication de l’identité culturelle afro-créole] aura été une condition acceptée par un certain nombre d’entre nous]. […] Cet événement n’eût pu, dès la fin de la Première Guerre mondiale, se produire sans le vent venu de l’extérieur, et dont le souffle si vivifiant et vivificateur pour les Antilles, vent venu de France et des Amériques, devait accélérer l’éveil d’une conscience régionale et ethnique (l’Homme et l’Œuvre) ».
Ainsi, en choisissant la créolitude damassienne, c’est opérer le choix d’une dynamique identitaire, laquelle résulte d’un incessant processus d’ajustement des « identités antérieures et intérieures », aux formes identitaires nouvelles qui nous sont offertes : Nous savons que les stratégies ethniques, nationalistes ou communautaires sont des mobilisations politiques pour la contestation ou la conquête du pouvoir. Les récits identitaires se modifient en relation avec la durée des affrontements ou la victoire des organisations politiques porteuses des idéologies identitaires.
Donc, le choix de Damas, s’étant fait naturellement pour la qualité de ses écrits, porte également sur le fait (J’insiste) que le poète guyanais, au-delà de la dimension poético-identitaire de sa poésie, propose un « humanisme éminemment tellurique ».
Quelle part de l’œuvre de Léon-Gontran Damas conseilleriez-vous à un public jeune afin de l’inciter à explorer sa poétique ?
Question délicate. En m’appuyant sur l’expérience acquise au long de mes interventions dans le monde, et des questions qui m’ont été posées régulièrement dans les universités africaines, au-delà de l’innocence d’une jeunesse afro-créole ou de la pureté d’une culture prise dans sa naïve littéralité, je retiendrais « Veillées noires », en paraphrasant Sartre, pour son « attitude affective à l’égard du monde ». Car c’est l’homme Damas qui se « livre au monde », qui « s’abandonne aux correspondances » que lui donne à voir et à dire le jeu imprévisible des rencontres, dans la « diversité » du monde auquel il appartient. Léon-Gontran Damas, témoin cosmique, ivre d’avoir « bu » tout l’univers (Black-Label) a osé se donner librement au monde moderne.
À travers sa créolitude, l’auteur de Pigments et de Black-Label n’a cessé d’approfondir le sens de la modernité : l’homme Damas ressentant un profond besoin de liberté montre que ce besoin ne repose pas sur une illusion. Le poète fonde la réalité de la liberté et la possibilité d’actes libres sur son expérience propre et sa faculté d’imagination créatrice morale : il peut agir en être libre à partir de ce qu’il reconnaît comme juste (intuition morale).
Cette poésie damassienne, plus de trente ans après la disparition de l’immense poète guyanais, se veut donc une œuvre « griotisante » qui parle encore à notre jeunesse, comme aux chercheurs d’aujourd’hui. Pour le poète guyanais, il est question, en effet, d’une « prise de conscience » à communiquer à des jeunes afro-créoles, tel un patrimoine transmis en guise de bien commun, et dont les bénéficiaires sont à même d’en apprécier l’importance de « CEUX dont je suis » (Black-Label).
Pour conclure, j’espère que cet extrait d’hommage, visionnaire, d’Aimé Césaire, rendu à son ami : « Damas, mon compagnon de toujours, toujours frère et ami, je souhaite que cette exposition te fasse mieux comprendre, et surtout qu’elle te fasse mieux aimer parce qu’elle t’aura fait mieux connaître : derrière l’ironie, la sentimentalité ; derrière le ricanement, la souffrance ; derrière le jeu de mots, la profondeur ; derrière la désinvolture, le tragique ; derrière le cynisme, la ferveur ; derrière le sarcasme, la foi, la foi inébranlable dans l’avenir », est une belle invitation à destination de notre jeunesse pour qu’elle découvre à son tour, et à son rythme, les écrits de Léon-Gontran Damas.