Hier soir à la Maison de l’Amérique Latine, l’Institut du Tout-Monde proposait une rencontre sur « Les identités changeantes à travers l’œuvre de Glissant » avec Celia Britton, professeur de français à l’université UCL de Londres (University College London), spécialiste de la littérature française de la Caraïbe et auteur de plusieurs livres consacrés à Édouard Glissant.
Comme l’avait rappelé l’Institut du Tout-Monde en exergue de la rencontre, « à un moment où beaucoup ont abandonné toute notion d’identité, Glissant au contraire l’a gardée tout au long de son œuvre, mais en la transformant au fur et mesure de l’évolution de sa pensée, qui elle-même s’est développée en réponse aux changements socio-politiques antillais et mondiaux. » Il est acquis que l’un des apports les plus précieux et les plus originaux d’Édouard Glissant à la pensée contemporaine a été sa théorisation de l’identité. Celia Britton a souhaité illustrer lors de cette rencontre le trajet parcouru par l’identité dans l’œuvre d’Édouard Glissant depuis Le Discours antillais jusqu’à Une nouvelle région du monde en passant par le Tout-monde.
Première période : Le Discours antillais
Dans cet ouvrage, Édouard Glissant établit un lien direct entre la non-productivité économique et l’absence de sentiment d’identité collective.
C’est un travail de conciencisation : la société ne sera changée que si elle s’arrache de son traumatisme. Et dans ce travail, l’action culturelle assume une importance inédite et concerne plus immédiatement le problème de l’identité collective.
Celia Britton indique que c’est dans le Discours que Glissant invente le terme de pulsion mimétique et explique que ce n’est qu’en détruisant son optique que les Martiniquais pourront découvrir leur identité. « Aliénation et identité tendent à se doubler d’une double opposition :
– le vrai et le faux : la culture mimétique a créé une fausse identité qu’il faut combattre pour arriver à une conception beaucoup plus essentialiste de l’identité ;
– dans la mesure où il faut affirmer son identité contre l’aliénation, on est nécessairement fondés à résister contre l’autre colonial. Mais l’autre ne se limite pas en principe à l’autre colonial : c’est ici qu’entre en jeu l’opposition du même et du divers. » Chaque peuple a le droit d’affirmer sa propre nature dans la diversité du monde. Le concept du divers permet à Glissant d’évoquer un avenir avec une plus grande ouverture des uns vers les autres. Pour Celia Britton, « ce divers constitue la première version d’un concept que Glissant appellera plus tard la différence. »
Deuxième période : le Tout-monde
Les essais écrits par Édouard Glissant dans les années 90 se caractérisent pour Celia Britton par un ton nouveau, une plus grande ampleur. Du point de vue de l’identité, « ils présentent deux différences majeures avec la période précédente : l’isolement transformé en relation et la stagnation transformée en mouvement. » Les relations entre cultures créent les identités. Glissant met en place l’opposition cardinale entre l’identité-relation et l’identité-racine pour dire que l’identité ne devrait pas être une instance immuable (comme une racine). « L’identité est le résultat d’une créolisation, elle change en fonction des relations ; l’identité n’est donc plus une identité militante qui résiste à l’assimilation. On n’a plus à protéger son identité contre l’autre colonial mais au contraire à l’ouvrir à l’autre dans un acte consenti. La question ainsi soulevée est : Comment être soi sans se fermer à l’autre ? Comment se changer en échangeant avec l’autre sans se perdre ou se dénaturer ? »
Avec le Tout-monde, le lecteur a l’impression que tout se transforme. Glissant insiste beaucoup sur la vitesse du changement et sur l’imprévisibilité de ses résultats : le Tout-monde est aussi le « chaos-monde ». En revanche, comme l’explique Celia Britton, « cela n’implique pas pour autant une marginalisation du monde de la conscience. C’est seulement parce que nous sommes maintenant conscients des autres cultures que la créolisation peut atteindre son ampleur et son dynamisme actuel. On ne change plus le monde, on se laisse changer par les autres. Cette capacité de réflexion consciente constitue la vraie libération dans le Tout-monde. »
Troisième période : Une nouvelle région du monde
Ce texte méconnu, publié en 2006, affiche une combinaison de continuités et de divergences qui pour Celia Britton sont significatives. Le titre évoque une nouveauté alors que le monde dans son entier a depuis longtemps été découvert et prospecté. Elle cite Glissant : « Pourtant, le Tout-monde est à découvrir et à connaître. C’est une partie du monde qui dépasse le monde et le désigne« . L’auteur veut attirer notre attention sur le fait que cette nouvelle région est aussi très vieille. Il s’agit en fait du retour à une relation ancienne et primordiale avec le monde naturel, à un temps où le monde n’était pas considéré comme la possession des humains. « Là où la créolisation privilégie la modernité, explique Celia Britton, nous trouvons ici une notion qui évoque le passé. N’ayant pas les moyens de dominer ou de posséder la nature qui les entouraient, les hommes préhistoriques vivaient en fusion avec le monde. Cette relation de fusion constitue la valeur centrale de la nouvelle vision du monde, elle s’oppose à la volonté de posséder. Cette importance accordée aux populations indigènes est nouvelle chez Glissant. Elle a pour effet d’éliminer presque entièrement la créolisation. D’ailleurs, le mot « créolisation » n’apparaît que deux fois dans ce texte. Ainsi, l’identité n’est pas fondée uniquement dans les contacts avec les autres cultures. Une nouvelle région est aussi régie dans son entier par le concept majeur de la différence, concept plus abstrait et plus général que la créolisation. La différence ici n’est plus synonyme de l’autre, elle se situe en amont de l’opposition entre le même et l’autre. » Pour Celia Britton, Glissant emprunte à Deleuze l’idée qu’une différence est en même temps une ressemblance. Il considère même que la différence est la « matrice motrice du chaos-monde« . Toute identité est aussi une variété qui pour un temps a cessé de bouger. La variété se définit non seulement par sa différence avec d’autres variétés mais aussi parce qu’elle continue à se transformer : le changement est ce qui fait l’identité. Celia Britton considère à la fois que ce retour est émouvant et que cette idée complexe de changer/demeurer domine au final l’œuvre de Glissant.
En conclusion de son propos, Celia Britton en propose la synthèse suivante : « si l’identité chez Édouard Glissant se construit toujours dans le changement, nous avons vu comment l’identité varie en identité conquise contre l’aliénation puis en identité formée par les contacts puis finalement en identité engendrée par les différences« .