Entre les 2 et 5 février s’est déroulé à Paris, au centre culturel de la Clef, le Festival des Résistances dont l’objectif était de conjoindre dans un même lieu des manifestations autour de la question des résistances. Résistance dans les arts et la littérature comme espace de respiration et de refonte des imaginaires ; résistance dans le monde du travail ; résistance dans la presse ; ou encore résistance dans la société face au délitement imposé par la normalisation libérale.
Patrick Chamoiseau, qui trouvait intéressant d’avoir invité un botaniste et un romancier pour évoquer la résistance – « Pour une fois, on a échappé aux économistes« – a rendu hommage à Édouard Glissant qui nous a quittés le 3 février 2011 en lisant un texte intitulé « Glissant, ce guerrier ». Le contenu complet de son intervention est disponible sur le site de Mediapart mais, s’il ne fallait en retenir qu’un passage, celui-ci semble le plus représentatif de son intervention : « La vraie résistance ne se contente jamais d’être contre, même si l’opposition immédiate (celle du généreux rebelle) est toujours nécessaire, et toujours salutaire. La vraie résistance fonde un ailleurs, elle dépasse donc le geste du rebelle pour donner naissance au Guerrier. Le Guerrier s’oppose, non pas en renversant les termes d’une domination, ou en retournant les feux d’une oppression, mais en imaginant autre chose, un autre horizon, un autre monde. En cultivant l’insurrection d’un autre imaginaire. C’est pourquoi il n’y a de résistance véritable que dans et par la création. »
L’écrivain martiniquais a ensuite lié ce concept avec l’actualité : « Lorsqu’on résiste, la tentation est grande de rentrer dans des fermetures. Les peuples qui se battent pour leur survie et qui malgré tout gardent l’idée d’ouverture, ces peuples-là gardent espoir. Le grand jeu de résistance qui nous est aujourd’hui imposé, c’est que nous devons réfléchir en dehors du cadre de l’anthropomorphisme. La question n’est pas seulement de s’opposer au capitalisme ou aux banques. La question fondamentale, c’est de quelle existence avons-nous besoin ? Une position de guerrier de l’imaginaire qui nous amène à nous précipiter vers ce qui pour nous est indispensable. »
Le prochain livre de Patrick Chamoiseau sera une variation sur Robinson Crusoé. « La problématique de Defoe, c’était ‘comment reconstruire une civilisation ?’. Pour Tournier, c’était ‘comment vivre sans autrui ?’. Dans notre perception du monde, nous maintenons une sorte d’humanisme vertical qui se rapproche du colonialisme. Fondamentalement, ce que nous devons envisager, c’est l’autre, c’est beaucoup plus qu’autrui, c’est tout l’impensable. Cet impensable-là, c’est là que commence la résistance. Ceci étant, ce qui m’a toujours ému chez Édouard Glissant, c’est sa capacité d’indignation. Si vous ne l’avez pas, vous n’avez pas cette flamme qui vous fait vous lever. »
Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête
Dans Biblique des derniers gestes, l’auteur évoquait ainsi le besoin pour l’homme de trouver des amis parmi les plantes et les animaux. Le botaniste Francis Hallé a rebondi sur ce concept en expliquant que, dans son ouvrage La condition tropicale, il avait voulu trouver des raisons expliquant la pauvreté économique des pays tropicaux tout en souhaitant débloquer un débat stérile coincé entre la droite et la gauche. Invoquant André Gide – « Moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête » (Voyage au Congo, 1927) – il a cité un certain nombre d’éléments objectifs et évoqué son hypothèse photopériodique selon laquelle les hommes, parmi les êtres vivants, sont les plus sensibles à la variation de la longueur des jours. La durée des jours étant toujours identique sous les tropiques, les habitants des territoires concernés seraient en quelque sorte inhibés.
Pour Francis Hallé, l’influence de la latitude est d’autant plus évidente pour les pays qui sont en partie tropicaux. Il cite le Mexique, le Brésil, l’Australie et même la France : « le niveau économique est plus élevé dans l’hexagone que dans les confettis de l’ancien empire colonial. » Patrick Chamoiseau a estimé que cette hypothèse pose un certain nombre de questions intéressantes : « N’est-on pas en train d’essayer d’appliquer aux réalités des tropiques des réalités occidentales ? Nous avons un rapport plus complexe à l’écosystème. Ce sont des questions qu’il faudrait bien explorer, bien traiter. »
Francis Hallé s’est justement beaucoup méfié afin de ne pas plaquer des exigences européennes sur son analyse. Il a rappelé qu’il avait pris soin d’expliquer en introduction qu’il n’évoquerait que l’aspect économique : « sur bien des aspects, les habitants des tropiques nous dépassent« . Ce que Patrick Chamoiseau a confirmé : « sur les tropiques, il y a une complexité qui est difficile à percevoir. Sans nous en rendre compte, nous intériorisons dans nos analyses le modèle de développement occidental. »
L’imaginaire peut convier une espérance face à cette inquiétude
Le lendemain, Edwy Plenel a animé un débat autour d’Édouard Glissant et de l’imaginaire du « Tout-Monde » avec Alain Ménil, auteur de Les voies de la créolisation, essai sur Édouard Glissantn, et Nicole Lapierre, auteur de Causes communes. Des Noirs et des Juifs. Pour le président et directeur de la publication de Mediapart, avec la disparition d’Édouard Glissant il y a un an tout juste, « c’est une voix qui manque immensément et en même temps c’est une pensée qui porte immensément. Qu’est-ce qu’on aimerait l’entendre actuellement… »
Nicole Lapierre a notamment évoqué André Schwarz-Bart, citant son roman Un plat de porc aux bananes vertes dans lequel l’auteur lie les mémoires juive et noire. « Ce livre a choqué, ce n’était pas un livre pour les Antillais ni pour les juifs. Quand est sorti La Mulâtresse Solitude, des voix se sont élevées pour dire que ce lieu de la mémoire antillaise n’aurait pas dû être décrit par cet homme là, parce que blanc, parce que juif. Ce partage des mémoires, cette façon qu’avait Fanon de réfléchir à travers l’expérience de l’autre, cette empathie, c’est comprendre l’expérience de l’autre, en être modifié soi-même en retour. Je ne crois pas que l’empathie puisse tenir lieu de politique mais je pense en revanche que la politique sans empathie peut se perdre dans un universalisme impérial et glacial contre lequel souvent Édouard nous mettait en garde. »
Elle a ensuite abordé une part méconnue de l’histoire communiste qui, « pour les Noirs, était une promesse immense. Pour ceux qui vivaient aux USA, avant la lutte pour les droits civiques, l’Union soviétique représentait pas tant la société sans classes que la perspective d’une société sans race. Je raconte dans ce livre l’histoire d’un couple, elle fille d’un rabin de Varsovie, lui petit-fils d’esclave aux USA, membres du PC américain dans les années 20. Ils sont partis avec tout un groupe au fin fond de l’Ouzbékistan pour exporter les techniques de culture de coton. Ils avaient l’impression que la question de couleur ne se posait pas. Ils allaient en Union soviétique et ils étaient accueillis, ils avaient l’impression que là enfin c’en était fini du racisme. Ils ont dû déchanter avec le stalinisme mais il y a eu un formidable élan, un formidable espoir. »
Pour Alain Ménil, « la génération de Glissant ou de ses aînés s’inscrivait très naturellement dans l’accession à une entité politique, une indépendance ou une autonomie. La question aujourd’hui est de voir comment les rapports coloniaux ont été à ce point intériorisés pour se traduire par une sorte de pratique politique. Il y a des choses qui relèvent d’une histoire coloniale avec une logique de l’exception. »
En écho, le comédien, metteur en scène et directeur de théâtre Greg Germain, également invité, a choisi de lire un extrait du Manifeste pour les “produits” de haute nécessité signé par plusieurs auteurs dont Édouard Glissant en marge des manifestations en Guadeloupe en février 2009 : « L’imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu’est l’association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s’est jamais vue traitée comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté par-dessus nos » présidents locaux » pour s’en aller mander ailleurs. Hélas, toute victoire sociale qui s’obtiendrait ainsi (dans ce bond pardessus nous-mêmes), et qui s’arrêterait là, renforcerait notre assimilation, donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs. »
« Le fait qu’il y ait une adaptation aux nouvelles lois du capitalisme n’annule pas du tout les anciennes lois de la vie coloniale, estime Alain Ménil. Ce n’est pas du tout contradictoire. Le manifeste traduit aussi un peu ce qui se passe dans des événements politiques et sociaux qui eux-mêmes dépassent la cause initiale. Il y a sur place un tel malaise qu’à un moment donné quelque chose explose. Ce qui était frappant, c’est que les politiques ont demandé aux gens de rentrer chez eux, de laisser les professionnels s’en occuper. Dans la relation au sein de cet archipel des Antilles, avec des îles qui se suivent mais appartiennent avec des structures politiques différentes, un des jeux est de dire ‘voyez comme les autres sont pauvres’. Mais on ne sait pas s’ils sont heureux ou malheureux. Cette société de consommation, parfois dépeinte de façon très critique par Glissant, fait écho à une sorte de dimension dont les acteurs ne sont pas forcément conscients, quelque chose d’irrespirable qui fait que ça implose. Puis la vie reprend son cours… »
En conclusion des débats, Edwy Plenel a regretté qu’il n’ait pas été possible d’évoquer plus avant, durant cette soirée, la poésie d’Édouard Glissant. « Ce que nous avons voulu convoquer ce soir, ce sont la vérité de l’histoire et la réconciliation des mémoires. L’imaginaire de Glissant, derrière la créolisation, c’est une philosophie, une politique, une politique de la création. Cette ouverture au monde, elle existe ailleurs, au Brésil, en Inde, dans d’autres pays. Nous arrivons à la fin de cette histoire, de ce contre quoi Glissant et ses contemporains se sont dressés. C’est pour ça que cette société est en crise. Dans ce moment-là, les moments comme ceux que nous avons vécu ce soir sont précieux. C’est là que se convie l’imaginaire qui peut convier une espérance face à cette inquiétude.«