Après la Cité internationale de la bande dessinée à Angoulême et la bibliothèque universitaire de La Rochelle, c’est actuellement et jusqu’au dimanche 20 mai 2012 la Cité nationale de l’histoire de l’immigration de la Porte dorée à Paris qui accueille l‘exposition itinérante « Migrants de Guyane ». Fruits du travail et du regard de géographe de Frédéric Piantoni, cinquante photographies illustrent le cheminement des femmes et des hommes qui viennent en Guyane pour en faire ce territoire riche de plus d’une centaine de nationalités.
Frédéric Piantoni raconte en images les parcours, les quartiers, l’immigration des femmes et des hommes et les frontières qui matérialisent leur vécu. Des portraits en noir et blanc, des panoramiques en couleurs qui offrent, en plus de l’approche artistique, une perspective sobrement humaine et des questionnements simples sur l’immigration et ses implications pour ceux qui la vivent. Frédéric Piantoni présente dans cette entrevue une exposition qui aurait pu ne jamais exister et qui nous permet de porter un regard original sur des visages de la Guyane, avant que ceux-ci ne repartent pour d’autres rencontres, notamment au Surinam et au Brésil.
e-Karbé – Vous vous intéressez aux questions migratoires depuis des années. Pourquoi avez-vous attendu 2010 pour monter cette exposition ?
Frédéric Piantoni – C’est une bonne question. Très honnêtement, cette exposition, je n’y suis pas pour grand-chose. Je fais partie du conseil scientifique du musée des cultures guyanaises. Ces photographies, pour moi, ce sont des photographies de terrain. C’est-à-dire qu’elles intègrent complètement mon travail et jamais je n’avais eu l’idée de les montrer. Il a fallu que Katia Kukawka, conservatrice au musée des cultures guyanaises, passe dans mon bureau, qu’elle voie ces boîtes et me demande ce qu’elles contenaient. Quand je lui ai dit qu’il s’agissait de tirages, de photos des gens avec qui j’avais eu des entretiens, elle m’a immédiatement répondu qu’il fallait en faire quelque chose. Katia Kukawka a donc plutôt fait de l’ingénierie de projet et moi j’ai trié les photographies. C’est vrai que jusqu’à la première fois où l’exposition a été montée, à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, j’ai été surpris de voir que ça pouvait intéresser les gens. Parfois, il y a des convections de facteurs qui nous font atteindre des résultats inattendus… Voilà, je suis amené à montrer ce travail mais ces photos auraient très bien pu rester dans des boîtes, tout simplement.
Maintenant que l’exposition est montée, que vous avez rencontré le public et que chaque personne la découvre à sa façon, il en ressort quoi pour les gens ? Vous-même, y a-t-il des éléments qui vous permettent de découvrir encore, différemment, ceux que vous avez photographiés ?
Je retire une grande leçon de ce contact avec le public : ce que j’ai voulu y faire passer, en fait, ne retient pas l’attention. Ce qui compte, c’est que ces images, une fois qu’elles ont été exposées, d’une certaine manière, ne m’appartiennent plus. Chacun les regarde avec son vécu, avec ses représentations de situations migratoires vécues ou imaginées et elles parlent de façon très très différente à tout type de public. En ce qui me concerne, ce sont donc au départ des photographies de travail, elles sont très pédagogiques : la personne immigrée y est représentée dans son contexte de réussite ou d’échec mais ce ne sont pas des portraits serrés. Le contexte est très important, d’ailleurs beaucoup de choses se désignent dans le contexte. Je découvre encore des choses que j’avais photographiées mais auxquelles je n’avais pas prêté attention au départ. En termes de message et de portée, j’y vois une petite contribution, en toute modestie, au débat sur la question migratoire. L’idée de ces images, ce n’est pas du tout d’apporter un jugement mais plutôt de faire le constat d’un certain nombre de personnes qui sont très représentatives de catégories migrantes, en Guyane, de montrer que la rhétorique un peu facile autour de la question sécuritaire, autour de toute une série de termes qui viennent toujours encercler la question migratoire, finalement ne tient pas très longtemps. Évidemment, la violence, l’insécurité touchent un petit nombre d’individus mais enfin tous les gens ne sont pas comme ça. Ce qui j’y vois à chaque fois, c’est le courage de gens qui sont capables de se projeter beaucoup plus loin qu’eux-mêmes, beaucoup plus loin que leur vie, notamment sur la descendance, et c’est quelque chose qui me fascine de plus en plus.
Je continue en moyenne de photographier deux journées tous les quinze jours. Je continue ce travail comme je le faisais avant, en toute simplicité. Photographier ces gens ne m’a posé aucun problème, tout cela s’est fait très naturellement. J’ai rencontré des personnes qui étaient plutôt contentes qu’on s’intéresse à leur sort. Pour ceux qui connaissent la Guyane et l’agglomération de Cayenne, elles sont issues essentiellement des quartiers de Cogneau La Mirande, de Baduel, de BP 134, des quartiers à forte concentration immigrée mais aussi d’autres groupes comme les Hmongs de Javouhey ou de Cacao. Pour ceux qui connaissent l’intérieur, j’ai beaucoup de photographies de Maripasoula, à Benzdorp au Surinam et sur l’Oyapock évidemment. En fait, on voit tous ces groupes migrants. On ne peut pas catégoriser les photographies par nationalité, elles sont plutôt catégorisées par fonction, par métier. C’est-à-dire qu’avoir une rhétorique un peu trop facile sur l’assignation de catégories d’immigrés dans telle ou telle branche d’activité aujourd’hui ne tient pas. Ne tient pas non plus l’idée que la Guyane est refermée sur elle-même, qu’elle est unique. Non, la Guyane est aujourd’hui un espace mondialisé par ses immigrés, qui va bien au-delà du plateau des Guyanes. Ça touche d’ailleurs l’ensemble des pays du monde. On voit bien que cette Guyane, quoi qu’on en dise, bien qu’on veuille toujours en déterminer sa singularité, elle est extrêmement mondialisée. Elle est traversée par mille flux, à la fois des flux commerciaux, des flux financiers, des flux d’hommes et de femmes, qui, je pense, dans un contexte d’hyper dépendance, d’économie informelle, vont probablement créer quelque chose de nouveau. C’est plutôt ça que j’en retire.
Le fait d’aborder la question sur le plan culturel va peut-être aider à ouvrir le débat autrement que sous l’angle sécuritaire ?
Je le souhaite. Cela apporte une petite contribution probablement à ce débat mais c’est vrai que, de plus en plus et particulièrement dans un contexte électoral, on a vraiment l’impression que la Guyane se cherche une identité et on a toute une rhétorique autour de la question identitaire, très exclusive au sens qu’on exclut ceux qui ne seraient pas les Guyanais… Je pense que c’est un débat qui n’a vraiment pas lieu d’être. Il suffit de lire Glissant : ces cultures sont des cultures métisses, hybrides, elles sont comme ça, et l’idée de chercher l’identité dans quelque chose de figé me paraît un non-sens profond. Quand je regarde ces hommes et ces femmes, j’y vois ce qu’ils créent au quotidien, des hybridations permanentes, en tous points de vue. D’un point de vue économique, mais aussi et évidemment d’un point de vue culturel. Regardons le carnaval aujourd’hui, regardons ce qu’il était il y a 50 ans, il a changé fortement. Regardons les artistes, la musique, le festival Transamazoniennes, toute une série de courants culturels qui montrent justement cette hybridation et ces métissages. Et c’est une grande richesse.
Vous allez ensuite approcher les publics surinamais et brésiliens. Vous pensez qu’ils porteront un autre regard sur l’exposition ?
Absolument, ils porteront eux aussi un autre regard. Vous savez, l’étude de l’immigration, ça ne consiste pas à étudier simplement dans la zone d’accueil ou dans la zone de départ ou dans des zones relais qui font ces circuits migratoires. Il s’agit de la comprendre dans sa globalité, c’est-à-dire comprendre les espaces d’origine, comprendre les espaces d’accueil et, effectivement, quand on est un migrant et qu’on part d’un endroit vers une représentation, évidemment on est complètement pris dans les représentations qu’exerce cet endroit. C’est pourquoi cette exposition qui sera exposée au Surinam’s museum retiendra d’autres regards. La vision brésilienne de ces migrants en Guyane est très différente de ce qu’on peut observer en Guyane sur les Brésiliens.
Allez-vous vous adresser dans une prochaine exposition plus particulièrement aux élèves ?
Il est prévu que j’aille faire une intervention en CM2, parce qu’une maîtresse d’école m’a contacté, dans un groupe scolaire de Matoury, pour que j’aille expliquer aux enfants ce qu’est l’immigration alors qu’ils sont tous issus de l’immigration. C’est quelque chose d’assez frappant d’ailleurs : généralement, les premières générations d’enfants nés en Guyane ou ailleurs n’apprennent pas l’histoire de l’immigration. On est vraiment comme dans le film d’Elian Kazan, America, America, c’est « Veille sur tes frères qu’ils s’établissent » : pour ça, il faut absolument gommer ce passé migratoire pour mieux s’insérer dans la société. Généralement, ce n’est pas la première génération, c’est la deuxième qui commence à poser des questions et là on dit : « Je ne sais pas, il aurait fallu demander à ton grand-père. Ah ben oui mais il est décédé ! » Je pense que c’est très important. Je photographie par exemple des personnes âgées Hmongs, il y en a d’autres chez les Brésiliens, franchement c’est ça. On a vrai problème de transmission. Quand les troisièmes générations voudront savoir, exactement comme les Chinois aujourd’hui présents en Guyane, ou d’autres groupes comme les Saint-Luciens, on aura un problème de transmission. Et je pense qu’à ce titre la question migratoire en Guyane devrait être beaucoup plus introduite dans les questions culturelles. La notion même de patrimoine, de préservation de patrimoine migratoire, sera très importante dans la construction future de cette société qui est en train de changer à vitesse grand V. Et cette exposition, j’en ai fait don au musée des cultures guyanaises pour que le fonds reste en Guyane.
Catalogue de l’exposition, « Migrants en Guyane » (176 pages, 22 euros), aux éditions Actes Sud.