4 février 1794 : la France décrète, après le soulèvement des esclaves et le vote de l’abolition à Saint-Domingue en 1793, l’abolition de l’esclavage. C’est donc symboliquement un 4 février que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) a choisi pour le lancement d’un timbre édité au « Portrait présumé de Madeleine », une esclave affranchie. L’événement s’est déroulé au musée du Louvre.
La manifestation, l’une de premières mises en place par la Fondation depuis sa création en novembre 2019, s’est articulée autour de plusieurs composantes pour évoquer de façon pertinente la Madeleine du portait, de son statut d’esclave venue de Guadeloupe à la figure iconique qui sera imprimée en 600 000 exemplaires sous la forme d’un timbre qui va désormais parcourir le monde.
Paris, entre 1798 et 1799…
Le « Portrait présumé de Madeleine », ancienne esclave guadeloupéenne, comme nouvelle figure officielle d’un timbre est une initiative présentée comme emblématique. Elle s’appuie entre autres sur la matérialisation, pour le moins séditieuse, d’une connexion artiste-modèle traduite dans le tableau qui suscita l’émoi lors de sa divulgation en 1800, comme l’explique Anne Lafont. Dans un propos exaltant le caractère novateur de l’œuvre, l’historienne de l’art peaufine le profil de Madeleine, rendant accessible au regard de chacun les subtilités du tableau, partant de l’atelier de Marie-Guillemine Benoist pour finir avec « une nouvelle destinée »… sur un timbre.
Un profil qui, d’après les explications de l’historienne spécialiste des cultures visuelles et artistiques de l’Atlantique noir, trouve dans la réalité historique et le contexte politique de l’époque sa singularité : « la première abolition de l’esclavage, le 4 février 1794, a ouvert l’espace stylistique de la représentation des Noirs à un style de portraits absolument inédit. L’ambition politique nouvelle a littéralement offert de nouvelles possibilités esthétiques qui, en dépit ou indépendamment des opinions politiques conservatrices de Mme Benoist – contre-révolutionnaire, monarchiste et partisane déclarée du rétablissement de l’esclavage dans les colonies – a saisi et traduit en image l’ambition de cette nouvelle citoyenneté noire fondée sur l’évidence de la fraternité humaine dont le droit naturel correspondant autorisait un ensemble de droits civiques, pour les hommes tout du moins, à l’instar de ceux octroyés par la toute nouvelle République aux citoyens blancs. De ce point de vue, Madeleine a un frère en arts et en politique : Jean-Baptiste Belley, ancien esclave de Saint-Domingue devenu député de la République et membre de la Convention qu’il rejoignit en 1794 justement pour le vote de l’abolition de l’esclavage. Réalisé en 1797 par le peintre Girodet en hommage à ce nouveau citoyen et élu de la République, ce portrait montre avec celui de Madeleine ce que la politique peut pour la création artistique. De même qu’il dit le pouvoir de l’art de naturaliser les grandes mutations politiques, à l’instar de la Révolution française et son aboutissement ultime, l’abolition de l’esclavage. Pourtant, celle-ci ne dura pas longtemps puisque l’esclavage fut rétabli en 1802. Mais cet espace-temps, de 1794 à 1802, avait suffi à débrider les yeux et l’imaginaire de deux peintres, soudainement à même de recevoir et de transmettre la superbe d’une consœur en humanité, Madeleine, et d’un confrère en citoyenneté, Belley. Il fallut attendre plus de 45 ans pour qu’une telle configuration se reproduise, en 1848, avec la seconde et définitive abolition de l’esclavage en France. »
Examinant toutes les circonstances qui ont accompagné la naissance du tableau qui « témoigne matériellement de la rencontre de deux femmes d’exception », Anne Lafont propose une composition nourrie pour étayer l’histoire qui liait la peintre et son modèle : « ces deux femmes, bien que dans une relation asymétrique évidente – l’une est domestique, l’autre est la belle-sœur de son maître employeur ; l’une est noire, l’autre est blanche, dans une société où existent des rapports de dominations articulés à la couleur de la peau ; l’une est modèle et l’autre est artiste. Cependant, ensemble, elles créent manifestement un espace inédit de collaboration artistique. Et, par ce fait même, inventent un tableau qui n’avait pas encore vu le jour. Cet espace créé par deux femmes advient dans un temps où la révolution politique transformait les imaginaires. »
Au final, une démonstration qui apporte du sens à la démarche contemporaine d’ériger Madeleine en icône et d’éditer un timbre à son effigie pour continuer à faire connaître celle qui « fut l’héroïne d’une vie quotidienne d’esclave domestique en résistance qui, comme ses compagnes et ses compagnons d’esclavage, travaillèrent de l’intérieur non seulement à renverser cet ordre inique mais aussi à ne pas se laisser anéantir complètement, humainement, tant que le système perdurerait. »
« Que cette mémoire soit partagée avec toute la société »
Les sons gwoka hérités de l’esclavage du groupe Difé kako en guise d’accueil ; les mots de Leonora Miano donnant voix à Madeleine pour exprimer avec sagacité ce qui pourrait être l’histoire de sa vie d’esclave et interroger avec lucidité d’esprit le regard indolent d’un éventuel regardeur ; la lecture circonstanciée de l’esthétique et des intentions du peintre comme celle du modèle précédant les discours officiels, parmi lesquels celui de Jean-Marc Ayrault, président de la Fondation : toute une mise en perspective de l’histoire de France pour notamment intéresser les dizaines de jeunes, collégiens et lycéens d’Île-de-France, venus pour l’occasion assister à l’événement.
Une histoire de France à partager dans les faits avec la pertinence qui s’impose comme l’a souhaité Jean-Marc Ayrault : « ces dates, ces noms, ces lieux, oui, nous devrions les connaître, tous. Car ils ne forment pas une autre histoire mais ils sont notre histoire, l’histoire de la France. Il n’y a pas que des Gaulois dans l’histoire de France et la France d’aujourd’hui, elle s’est faite aussi en Afrique, dans les Antilles, en Amérique, à la Réunion. Là-bas se sont joués des combats décisifs pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Et cela est vrai encore aujourd’hui. Et cette histoire, en retour, s’est aussi écrite ici, dans l’Hexagone. On la trouve dans les archives de nos ports, on la trouve dans la richesse de nos villes, on la trouve dans les noms de nos rues mais on la trouve aussi là où on ne l’attend pas, par exemple dans les aliments que nous mangeons, dans la musique que nous écoutons, et même ici, au Louvre, dans le portrait de Madeleine et dans le Radeau de la Méduse », considère l’ancien maire de Nantes, à l’initiative du Mémorial de l’abolition de l’esclavage.
La présentation du timbre, volonté affirmée de Philippe Wahl, PDG du groupe la Poste, et de Jean-Luc Martinez, président-directeur du Louvre, est une première étape de l’histoire que la FME veut écrire avec les plus jeunes notamment. Parmi les projets dévoilés par Jean-Marc Ayrault : « la Fondation va aussi soutenir des projets innovants, ceux des enseignants, des voyages scolaires, l’éducation artistique et culturelle, les échanges entre les classes de l’Hexagone et des Outre-mers, le concours de la flamme de l’égalité auquel nous donnerons une nouvelle ampleur. Nous voulons que cette mémoire soit partagée avec toute la société. C’est pour ça que nous voulons que tous les ans, le mois de mai soit l’occasion pour la France de se souvenir de l’esclavage mais aussi de tous ceux qui l’ont combattu, d’affirmer la place des Outre-mers et de l’Afrique dans notre histoire et dans notre culture. La Fondation va aussi aider à multiplier les événements dans toute la France, des événements de commémoration mais aussi des événements festifs et culturelle, sur tout le territoire, notamment dans les quartiers de la politique de la Ville. Nous voudrions faire de ce mois de mai un grand mois de la fraternité. Et puis nous allons bien sûr utiliser l’outil numérique : le portail de la Fondation sera le portail de référence en français sur la mémoire de l’esclavage et ses héritages mais là on sait qu’il y a un immense travail devant nous mais nous sommes déjà engagés sur ce travail. La culture est donc au cœur du projet de la Fondation. »
Dans une logique de transmission objective de l’histoire avec l’ambition pour tous de prendre pleinement possession d’un héritage qui s’avère collectif, avec la volonté de mettre en relation des jeunes avec les empreintes laissées par l’histoire, les acteurs du monde culturels et du patrimoine devraient trouver avec la FME un partenaire attentif, si l’on en croit son président.
En attendant, le timbre à l’effigie de la Madeleine de Marie-Guillemine Benoist est désormais disponible aux prix de 2,32 euros. Son utilisation permettra d’offrir « à ce timbre la possibilité de continuer à affranchir », comme le préconise joliment Anne Lafont.