En 1978, année du décès de Léon-Gontran Damas, se déroulait en Guyane la première semaine culturelle qui lui était consacrée. Depuis, même si des actions autour de son œuvre se sont succédé, il est indéniable qu’elle reste trop souvent délaissée, surtout en comparaison de celles des deux autres cofondateurs du mouvement de la Négritude, Césaire et Senghor. La meilleure connaissance de l’œuvre de Damas passe sans doute, comme pour ses deux amis, par un intérêt encore plus marqué des universitaires et des chercheurs. Kathleen Gyssels, professeure à l’Université d’Anvers, où elle enseigne les littératures francophones postcoloniales, y a consacré de nombreux travaux*. Elle est, avec Monique Blerald (Université des Antilles-Guyane), coorganisatrice du colloque international « Léon-Gontran Damas : poète, écrivain patrimonial et postcolonial – Quels héritiers, quels héritages au seuil du XXIe siècle ? », qui se déroulera les 19 et 20 avril prochain à Cayenne. Elle a accepté d’évoquer avec e-Karbé la poétique engagée de Léon-Gontran Damas.
e-Karbé – Dans l’un de vos articles, « Damas ou le poète scandaleusement oublié », vous décrivez sa poésie comme « Elliptique, élusive, épileptique » et vous expliquez que « si beaucoup de passages demeurent ‘insondés’, c’est parce que sa poésie traite de l’indicible ». Est-ce selon vous l’une des raisons qui ont pu empêcher que l’on apprécie pleinement son œuvre aujourd’hui ?
Kathleen Gyssels – Elliptique, parce que, par exemple, dans le fragment suivant, tiré de « Bouclez-la » :
Bouclez-
la
muselez-
la
fermez-
la
vous toutes
avec vos guilleris de moinesses
avec
vos gloussements
de nonnes refoulées
qui voulez l’être
souhaitez l’être
priez dieu pour l’être
de tout votre être
le complément objet direct « l’ » n’est pas explicité. Aussi le lecteur interprète-t-il, souvent aidé par des lectures antérieures car tout se tient dans l’œuvre poétique, véritable caisse de résonance et œuvre d’une grande cohérence interne, parce que de fond en comble authentique, sincère.
Chaque fois qu’un poème se trouve ainsi « troué », intentionnellement, chaque fois que Damas, « mine de rien », obscurcit le sens, il s’agit des tabous les plus lourds à aborder dans le délicat « milieu » qui est le sien. S’adresser aux Noirs et aux Blancs en même temps, toucher une double audience, quel exploit, quel accomplissement ! Il s’agit de faire et de défaire dans le même mouvement « la parenthèse » sur le middle passage, racisme, harcèlement sexuel, et surtout, comme ici, le fantasme de la Blanche sur le Noir : soit le sexe entre femme blanche et homme noir . C’est le cas dans Limbé et également ici. C’est encore le cas dans Black-Label :
Tu me parlas de toi
De ta convalescence marquée au coin du Doute et de la Peur
De tes sens fermés au sens de la réalité
De ton infirmité à pleinement jouir
Intensément jouir
De tous ces riens qui font
Une âme euphémiquement créole (c’est K. Gyssels qui souligne)
e-Karbé – Quelle est, dans la bibliographie de Damas, l’œuvre la plus révélatrice de son engagement et de son humanisme ?
Kathleen Gyssels – Sans hésitation, je réponds Black-Label, parce qu’il réinvente un type de discours dont « on » lui a ressassé les oreilles, un énoncé codé qu’on a dûment inculqué aux enfants des colonies, au point de produire un « lavage de cerveau ». C’est notamment la « litanie » : sous prétexte de prier Dieu, Damas nous présente tout ce qui est « fracture coloniale » et dans le même temps nous confronte la « facture coloniale » : il s’agit avant tout d’indiquer et de nommer les blessures de la colonisation qu’il impute aux Blancs et à leur mission évangélisatrice. Lisons par exemple la strophe suivante :
MILLE REGRETS POUR LA PEINE QUI PEUT
(…)
je demande à Dieu (…) qu’Il daigne donner à chacun de nous deux
si peu que rien de pain quotidien d’amour en pile à la créole
jamais à pile ou face
toujours à pile et face
et pile et face
et pile et face
et pile et face
et pile et face
et pile et face
Damas demande des comptes à Dieu et aux « Français de France » : il les accuse de rendre impossible la condition « créole », c’est-à-dire que, contrairement à la rêverie utopiste de l’Éloge de la créolité, du moins dans le Paris des années 50, comme dans l’Amérique du Nord des années 70 où lui et Marietta Campos, son épouse brésilienne, s’étaient tant bien que mal « intégrés », le métissage reste problématique et dur à vivre. Soulignons également dans ces vers cités ci-dessus le créolisme « an pil » du créole haïtien (en masse, en grand nombre). Le jeu rythmique se détecte déjà ici dans la mesure où l’être créole y est défini comme quelqu’un qui laisse le sort décider à sa place. L’Antillo-Guyanais est non pas de nature, mais à cause de l’assimilation, quelqu’un qui hésite tout le temps, qui ne sait jamais sur quel pied danser, qui doute constamment de son identité.
Pareille indécision est, comme Fanon l’avait bien vu, une « bombe à retardement » : pareille aliénation crée une violence qui surgira dans le Nombril du Monde, soit à Paris. Comme l’avait bien vu Damas longtemps avant la crise des banlieues, la violence raciale génère des émeutes raciales, soit des guerres intestines. The Fire, Next Time (Baldwin) est pressenti dans le double bilan que dresse Damas : de la colonisation française en Guyane, de ses retombées en France…
Autrement dit, le recueil du milieu, Black-Label, continue ses interrogations de Pigments, Graffiti, Névralgies, tout en approfondissant la « condition noire », celle-ci étant trop engluée encore dans l’essentialisme et le néo-colonialisme.
e-Karbé – Dans vos écrits et vos contributions, vous avez évoqué la musicalité dans les poèmes de Damas. Le rythme si présent dans sa poésie et sa propension à y insuffler du jazz ont-ils joué un rôle dans la notoriété qu’il acquise, notamment aux États-Unis ?
Kathleen Gyssels – Plus polyglotte que ses confrères, Damas parlait bien anglais et est le premier à enseigner la littérature diasporique noire dans une « Chair » américaine, détail capital à rappeler en ces heures de mondialisation et de l’internationalisation de l’éducation supérieure. Plusieurs raisons plaident pour rapprocher Damas d’auteurs-phares des lettres africaines américaines. Je n’en nommerais que deux, Langston Hughes, contemporain et ami pour qui il prépara, en français, sa biographie, et James Baldwin. Ce dernier a eu l’audace de « scandaliser » son audience toutes couleurs confondues avec les hypocrisies et les mensonges, les discriminations plus « pernicieuses » et camouflées les unes que les autres. Ainsi, comme je l’ai montré dans Passes et impasses (K. Gyssels, Ed. Champion 2010, chapitre 2), tous deux ont osé, bien avant d’autres, s’aventurer à dévoiler que le problème racial dans les Amériques noires se doublait d’un problème sexuel : le rapport des sexes étant « biaisé » par les préjugés de couleur et par l’anxiété qu’inspire la masculinité noire. Ainsi, Damas me semble-t-il « queer » avant la lettre : sa sensibilité à aborder aussi les inégalités de « race » et de « gender », sa critique du machismo afro-caribéen, particulièrement dans le milieu noir. Une citation de Baldwin résume assez bien l’esprit de Damas :
The cowardice of this time and place –this era – is nowhere more clearly revealed than in the perpetual attempt to make the public and social disaster the result, or the issue of a single demented creature, or perhaps, half a dozen such creatures, who have, quite incomprehensibly, gone of their rockers and must be murdered and locked up (Evidence of Things Not Seen, James Baldwin, 1995: 75).
C’est cette « conspiration de silence », cet « interdit au fanal rouge » que je retrouve dans de nombreux poèmes, de « Bouclez-la » à « Limbé », et dans Black-Label, où il dépèce, en filigrane, de manière elliptique toujours, ces rapports tordus entre Blancs et individus de couleur, parmi d’autres axes thématiques.
e-Karbé – Peut-on qualifier la poésie de Damas de moderne ? Et si oui, pourquoi ?
Kathleen Gyssels – Absolument moderne et singulièrement actuelle, contrairement aux nombreux autres types de manifestation prétendument engagés. Sinistrement, je l’illustre toujours par le vocable employé par Nicolas Sarkozy, en 2005 encore ministre de l’Intérieur : « racaille », pour désigner la génération « perdue » des banlieues. Dans Black-Label, Damas rappe tous les vilains mots dont on a désigné les siens :
la racaille
la canaille
la valetaille
la négraille
Deux phénomènes se passent ici, éminemment modernes : sans avoir besoin de dresser l’inventaire du lexique damassien dans sa tendance « néologiste » ou créoliste, il est clair qu’il exploite le suffixe « –aille » dans sa charge violente et fait ainsi violence dans le texte. La poésie est moderne parce qu’elle se rapproche de la dub poetry de LKJ ou encore du rap de MC Soloar.
En même temps, Damas a bien lu Fanon qui dans Peau noire, masques blancs (dont la poésie damassienne illustre chaque chapitre) dénonça le hiatus qui sépare dans le milieu martiniquais « la békaille, la mulâtraille et la négraille ». Moderne par son inventivité et ingéniosité, par son impudence et son imprudence même, là où plusieurs grands auteurs et poètes contemporains ne se « brûleraient » plus à pareille accusation directe des dysfonctionnements de nos postcolonies, que ce soit en « métropole » ou dans les « outre-mers ». Moderne parce qu’intemporelle, la poésie de Damas se projette aisément sur les affiches et les pancartes. Ses « Ils » non identifiés dans « [Ils] sont venus ce soir» se scandent et se taguent tels des graffiti sur les murs de nos métropoles, bars et gares : ils en appellent à notre responsabilité et à notre complicité avec les inégalités rampantes et les exclusions de toutes sortes qu’il faut commencer « en masse » à dénoncer.