Le prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde 2012 a été décerné à l’auteur cubaine Karla Suárez pour son roman La Havane, année zéro (éditions Métailié). Le jury a également attribué une mention spéciale à l’écrivain trinidadien David Chariandy pour son roman Soukounyan et a rendu hommage au musicien guadeloupéen Alain Jean-Marie. e-Karbé revient sur la cérémonie de remise des prix qui s’est déroulée au musée Dapper, à Paris, dans la soirée du vendredi 14 décembre.
Pour Sylvie Glissant, la directrice de l’Institut du Tout-Monde, qui a introduit la soirée, « le prix Carbet constitue depuis 23 ans la pierre angulaire de l’action de diffusion et de circulation de la culture littéraire de la Caraïbe. Impulsé et mis en place par Édouard Glissant qui en a présidé le jury pendant plusieurs années, le prix est un moment de partage qui permet de renouveler les réflexions qui se tiennent au sein de l’Institut du Tout-Monde depuis 2006. Édouard Glissant définissait ainsi le prix Carbet : ‘le prix Carbet de la Caraïbe contribue chaque année à illustrer et raviver la force de création, les imprévus de l’imaginaire surgi de cet archipel et de ses prolongements. La parole née de tant d’énergies qui là se sont rencontrées et désormais se reconnaissent entre les visions à grand espace des Amériques et la poussée flamboyante des Afriques. »
Serge Letchimy, député et président du conseil régional de la Martinique, institution qui soutient le prix Carbet, a fait part de sa volonté de redynamiser la culture littéraire dans les pays d’outre-mer. Il a d’ailleurs annoncé que le conseil régional de la Martinique a décidé d’organiser un salon du livre l’année prochaine et a proposé à son homogue de la Guadeloupe de le faire en alternance.
Patrick Chamoiseau, le président du jury, a rappelé que l’esthétique du prix Carbet est très largement liée a l’esthétique d’Édouard Glissant et a rappelé les quatre critères de sélection des oeuvres et de choix des lauréats. Premier critère : « faire connaître un espace littéraire qui est quasiment inconnu des éditeurs français et quasiment inconnu des critiques français et dans le reste du monde aussi le plus souvent, faire en sorte que cette production littéraire soit mieux connue pour que nous puissions l’explorer. »
Deuxième critère : « essayer de deviner quelles sont les visions poétiques et littéraires qui dessinent de nouvelles géographies. Notre espace peut être constitué de manière géographique mais aussi de manière complètement éclatée. À côté de l’arbre généalogique, on peut tout à fait aujourd’hui envisager un arbre relationnel qui nous permet de tenir debout en face de l’imprévisible du monde. Chaque fois que nous abordons un livre de la Caraïbe ou parlant de la Caraïbe, nous essayons de trouver chez cet écrivain ce qui nous permet de deviner des lignes de force entre les territoires, de retrouver des dynamiques de notre vivre ensemble. »
Troisième critère : « les Amériques. L’espace archipélique des Caraïbes est un espace américain. Nous sommes des Américains. Je suis un créole américain. Dans l’espace que constituent les Caraïbes, il y a un espace relation très particulier. Glissant disait que la Caraïbe diffracte, c’est-à-dire qu’elle ouvre à la diversité du monde, vers une perspective du tout monde. On n’est plus dans la question territoriale, on n’est plus dans la question géographique, on est dans une dynamique relationnelle. »
Dernier critère, la question de la relation : « Glissant a compris en étudiant les phénomènes de créolisation qui se sont produits dans les Amériques, dans cette conjonction massive, accélérée, brutale, de plusieurs imaginaires, de plusieurs conceptions du monde, de plusieurs langues, que ce qui était le plus déterminant, c’était que désormais les espaces culturels étaient en relation et que cette relation se fondait sur des modalités de dynamiques relationnelles qui partait non pas de communautés mais d’individus. Nous sommes très rapidement rentrés dans une modernité extrême qui est celle de l’individuation. Nous ne sommes plus dans la perspective de transmettre, pour un écrivain, une vérité absolue, une certitude, mais que nous transmettons des expériences. Désormais, l’artiste est seul, il ne représente pas une communauté, il ne représente pas un territoire, il représente une expérience particulière, à l’échelle d’une dynamique relationnelle que Glissant appelait le tout monde. Cette idée de la relation est un des critères du prix Carbet : nous essayons de voir en quoi l’idée de la relation est explorée, est habitée, est mise en lumière, comment cette expérience particulière de l’artiste peut nourrir notre experience. »
Samia Kassab-Charfi, auteure et professeure de littérature à l’Université de Tunis, spécialiste des littératures antillaises de langue française, a expliqué que le jury avait décidé « d’honorer cette année une oeuvre qui se situe dans la lignée de ces créations qui redonnent une juste place à des pays que l’on oublie souvent dans le concert disharmonieux du monde. Pays des limbes, pays des marges, mais pays qui n’en sont pas moins, de par leur très précieuse résonance humaine, le coeur vivant, le coeur battant. Notre choix témoigne d’une fidélité à l’esprit de celui qui fut, durant de longues années le président de ce jury, M. Édouard Glissant. Mais il constitue aussi le signe d’un hommage rendu à un exemple de résistance, d’endurance, de lucidité, le ton d’une joie et d’une douleur de vivre portées à leur plus vive incandescence. Cette oeuvre nous vient de Cuba qui dans ce roman devient la matrice paradoxale d’une invention déterminante, celle du télégraphe et du téléphone dans un pays qui aujourd’hui traverse sa propre modernité souvent en pointillés. Dans l’archipel du monde, cette île semble isolée mais voilà, l’oeuvre d’art, l’émergence artistique montrent l’infini des liens qui la relient, comme des fils insécables, comme des fils nourrissants, à ce même monde qui l’ostracise.
Dès lors, considérant que dans une langue simple, un discours partageable, une écriture très vive, la romancière a su remonter le fil de ses histoires pour explorer les particularités de la posture cubaine, le vécu de ces êtres étonnants demeurés dans leur île comme au coeur d’un destin.
Considérant qu’elle a mobilisé un talent très singulier où l’émotion et le lyrisme sont tenus par une immense pudeur mais affleurent discrètement dans la saisie de ces vies, dans la narration des existences ambiguës.
Considérant que la romancière a excellé dans l’art d’exhausser son pays aux lumières pleines de la reconnaissance, dans un moment du monde où les consciences, leurs orgueilleux aveuglements n’ont paradoxalement jamais été aussi exacerbés.
Considérant qu’elle a su de bout en bout tenir en haleine, étonner et surprendre, dans les dédales des relations, des faits plus intimes, des quartiers de la ville et des temps inaccordés des histoires qui s’y mêlent.
[…] Considérant que la romancière nous a fait pénétrer le corps puissant de l’esprit, de l’intelligence des hommes et des femmes de Cuba […] qui tous renouvellent la matière poétique de l’existence elle-même, nous l’imposant comme une grâce, une vertu cardinale qui, dessous les mises en quarantaine, dessous les embargos, innervent l’âme cubaine jusqu’à en faire une source de jouvence et d’espoir face au vieux continent.
Ainsi, le jury, à l’unanimité, décerne le prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde de l’année 2012 à Karla Suárez pour son roman La Havane, année zéro. »
En recevant le prix, Karla Suárez a fait part de son émotion : « je suis très honorée. Je me sens comme un personnage de roman. C’est grâce à la littérature que j’ai vécu les meilleures choses de la vie. J’ai grandi dans une maison pleine de livres. Toutes les histoires du monde étaient dans ces pages. C’est grâce aux livres que j’ai commencé à voyager. Pour moi, c’est un grand honneur d’être en compagnie de tous ces écrivains qui ont gagné ce prix avant moi et je suis ravie de voir mon travail reconnu par un jury aussi prestigieux. Recevoir ce prix, c’est également faire sortir La Havane des pages du livre et la transporter un peu partout pour que ma ville arrive chez les autres de la même façon que le monde est arrivé à mes yeux à travers la littérature. L’écriture a été toujours un exercice de la mémoire, elle est aussi la meilleure façon que je connaisse pour arriver dans tous les coins du monde, pour partager entre tout nos différences et pour nous comprendre. C’est pour tout cela qu’aujourd’hui j’ai la sensation de vivre dans un rêve. Mon livre appartient à tous les lecteurs comme tous les livres que j’ai lus m’appartiennent. Je suis heureuse mais s’il s’agit d’un rêve, j’espère me réveiller très tard.«