Le premier roman de Mérine Céco, La mazurka perdue des femmes-couresse, représente une part de l’histoire d’un pays vue à travers la destinée de trois femmes d’une seule famille.
Dès le départ, une atmosphère d’un genre fataliste est plantée. Dans La mazurka perdue des femmes–couresse, d’emblée se dessine « La Grande Catastrophe« . Il y aura donc un avant et un après et les premières pages soufflent clairement qu’au bout de la traversée le climat final ne sera pas à l’exaltation. De fait, dans cette chronique d’une catastrophe formellement annoncée, le mystère ne se résume pas à mettre un nom sur le grondement qui se profile, mais consiste à comprendre les chemins fatidiques y mènent.
On sait aussi qu’à l’origine il s’agit d’une histoire de femmes, que très rapidement on consent à suivre dans leur parcours. Parmi ces personnages parfois inattendus, « la vieille dame au pied du lit », qui n’est autre que feu l’arrière bonne-maman : une figure absente de la réalité, mais omniprésente dans les nuits de l’héroïne. On écoute aussi La schizo, qui surgit après la catastrophe et dont on devine l’apport essentiel. Des protagonistes qui annoncent le caractère tantôt pragmatique, tantôt étrange de ce récit qui emprunte des souvenirs à un imaginaire commun, puis passe d’un espace à l’autre. Sans cesse, on bouge de l’après-esclavage au 21e siècle pour se rapprocher page après page de la catastrophe, avec des déplacements dans le temps et des considérations synchroniques qui divulguent progressivement les germes d’un accomplissement inévitable.
Les questionnements s’enchaînent
La mazurka perdue des femmes-couresse se déploie sur un rythme équivoque, où l’on pressent l’effervescence, tant les questionnements s’enchaînent. Une belle densité de débats sous-jacents qui rongent les personnages se détecte. Des questions qui portent sur l’identité et sur le pays qui habitent ces femmes, sur le peuple dont elles sont des composantes, mais aussi sur le (pré)nom qui peut-être les conditionnent, mais ne les désignent pas. Avec, pour finir, cette langue qui les identifie, elles qui sont issues « de la tribu des ‘sans langue fixe’ »… C’est imprégnée de toutes ces ambiguïtés que Reine Surnom conte le cheminement d’une vie. Une vie qui découle de l’histoire d’un pays qui a connu l’esclavage, puis la colonisation.
Dans ce roman, le rythme, la construction de l’espace, l’émotion sont portés par les choix narratifs de l’auteure. Elle utilise les allées et venues dans le temps qui donnent de l’envergure à l’histoire. Les confessions immatérielles de l’ancêtre et une version un brin fantastiquée de l’histoire familiale parviennent à convaincre le lecteur. L’évocation de La Ri kaz-Nèg, référence détournée à une œuvre connue avec Cyclone et Chaleur dur Télumée Mystère, ramène à la Caraïbe. À cela s’ajoutent les avis péremptoires de La Parole critique qui focalise l’attention comme la voix d’un penseur résigné, témoin stoïque d’une histoire dont il nous rapporte les enseignements.
Le lecteur s’inquiète de savoir si la mère de Reine va trouver sa voie de romancière (une vocation que lui assigne sa fille, qui la voit en « science-fiction historique »). Autre interrogation lancinante : savoir enfin ce que révéleront les rencontres mystiques avec son arrière-grand-mère. Il s’agit pour le lecteur de connaître « une histoire pas claire du tout » et qui, comme elle l’annonce, « concerne aussi les gens du pays d’où je viens ». Au fil de la lecture, on se retrouve – même affecté par les incertitudes et les tourments qui rongent les personnages – à relier des points entre eux, curieux de découvrir sous quelle forme arrive la Grande catastrophe. Par ailleurs, on ne reste pas indifférent à la « première histoire d’amour » de l’arrière-grand-mère, parce qu’on devine que tout part de là, une confession qui saisit ou dérange sans vraiment étonner le lecteur. La dépersonnalisation des faits historiques, dans l’approche prônée par le personnage de la mère, reste troublante. Enfin, l’impression que la proximité entre Reine et son aïeule décédée semble plus prégnante que celle avec sa mère ajoute à l’ambiguïté.
Au fil des confidences imaginaires, des introspections fréquentes et du réveil lucide de la conscience, l’histoire s’installe et surviennent d’autres protagonistes plus prosaïques, que l’on pense reconnaître. Des lendemains de l’esclavage à la torpeur contemporaine en passant par l’indignation et le soulèvement, l’histoire de Reine et des femmes qui ont engendré son insoumission : La mazurka perdue des femmes-couresse se lit comme une occasion d’éclairer une part de vécu pour les uns, ou une chance de décoder cette sensation de dépit que déclament les autres. Les traces laissées par l’esclavage, les blessures qui découlent de la tragédie, les sursauts d’opinion et de révolte et enfin les masques qui tombent : Mérine Céco exploite une manière de dire l’Histoire, comme dans un portrait métaphorique, un portrait cependant révélateur qui ramène le lecteur à des circonstances les plus contemporaines.
La mazurka perdue des femmes-couresse
Une adolescente, Reine, en quête de ses origines, entend la nuit la voix de son arrière-grand-mère. Celle-ci lui raconte, en créole, sa vie de femme faite de misère et de labeur lors de « La Grande Catastrophe », la révolte qui marqua la prise de conscience, en Martinique, de la survivance de la condition d’esclave.
Coupée de ses racines, Reine est étrangère à ce passé, mais elle se laisse gagner par cette voix et s’engage dans le mouvement de révolte baptisé « révolution des ventres ». Ses partisans sont en quête d’une identité propre, qui leur a été volée par des années de colonisation. Le passé s’offre alors à elle, comme autant d’horizons tissés de douleurs et de sensations, de couleurs qu’elle veut exprimer et défendre. Mais comment dire cette histoire ?
Par cet entrelacs de voix de femmes se tisse un roman polyphonique à la recherche de la langue, d’une tonalité, d’une manière de raconter, contre l’Histoire officielle – celle des vainqueurs – et contre l’aveuglement consenti de la majorité d’un peuple. Une autre voix, la « Parole critique », ponctue également ce récit de considérations sociologiques, linguistiques et historiques.
La mazurka perdue des femmes-couresse, de Mérine Céco
Éditions Écriture
240 pages
17,95 euros