Le centenaire de la naissance de Césaire va rythmer l’année 2013 en Martinique, mais aussi un peu partout ailleurs, comme par exemple très prochainement à Verson. Un hommage notamment motivé par le rapport qu’entretient cette ville de Basse-Normandie avec Léopold Sédar Senghor, puisqu’il y a passé les vingt dernières années de sa vie. Le Salon du livre de Paris était également un lieu incontournable où les lecteurs et les auteurs pouvaient se retrouver autour de la pensée et de l’univers littéraire de Césaire. Suzanne Dracius, écrivaine et poétesse martiniquaise, aux côtés de Romuald Fonkoua, auteur d’une biographie très documentée, ont notamment pris part à ces discussions autour de Césaire.
L’attachement ou la proximité des uns et des autres aux mots et au discours d’Aimé Césaire s’est avéré, lors de cet événement, le moyen le plus concret pour les intervenants de partager avec le public du Salon. Ainsi, si Suzanne Dracius a témoigné de sa relation privilégiée avec l’auteur d’Une saison au Congo, Romuald Fonkoua est lui parti de son premier face à face avec la poésie de Césaire, alors qu’il était encore lycéen. À la demande de Valérie Marin La Meslée, journaliste et spécialiste des littératures afro-caribéennes, sa première intervention portait sur l’une des caractéristiques de l’itinéraire du poète martiniquais, plus précisément sur le choc de sa rencontre avec la ville de Paris. Poussant plus en avant sa réflexion sur l’impact dette métropole sur sa pensée et sur sa personnalité, Romuald Fonkoua tire une analyse circonstanciée de ce que « représente le cas Césaire en matière de formation intellectuelle ». D’après lui, « Paris est un haut lieu de culture parce qu’on n’a pas censuré la culture qui a été distribuée à Césaire ou à Senghor. Lorsqu’ils sont entrés au lycée Louis-Legrand, on ne leur a pas dit « vous êtes des Africains »ou « vous ne pouvez pas connaître le latin ». On ne leur a pas dit : « vous ne pouvez pas apprendre l’histoire ou la philosophie ». On leur a donné la formation de tous ceux de leur génération sans qu’il n’y ait de discussion possible. Et c’est bien à partir de là que Paris va devenir peut-être l’âme de la révolution. C’est-à-dire qu’on leur a donné les moyens de pouvoir s’insurger. On leur a donné les moyens de pouvoir se comprendre eux-mêmes, de pouvoir se libérer. Et il me semble que c’est en ce sens-là que la rencontre avec Paris est une rencontre qui est importante dans l’itinéraire de ces jeunes, qu’ils viennent de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane ou bien d’Afrique noire francophone. »
Césaire, l’Afrique, Haïti
Le rapport de Césaire à l’Afrique et aux africains s’avère multiple. Son amitié profonde avec Léopold Sédar Senghor du Sénégal ou encore le regard qu’il porte sur le destin de Patrice Lumumba dans Une saison au Congo façonnent la relation définitive entre le père de la littérature antillaise et le continent mère. Romuald Fonkoua n’aborde pas la question de cette relation à travers le prisme d’un seul pays, il considère qu‘ »il faudrait parler de Césaire en Afrique noire. Et de Césaire en Afrique noire dans les programmes d’enseignement secondaire ». Comme Alain Mabanckou, il décrit, à travers sa propre expérience, le caractère saisissant de cette connexion entre un homme et un continent tout entier. Une filiation que, quelque part, Césaire amplifie dans l’attachement qu’il voue à une autre terre, celle d’Haïti, avec laquelle il développe une affinité tout aussi dense. Pour Romuald Fonkoua, « Césaire est très connu en Afrique parce qu’il a été un des premiers auteurs noirs à être au programme de l’enseignement secondaire lorsque celui-ci a été nationalisé, c’est-à-dire au début des années 60. Et le texte qui est resté le plus longtemps au programme, jusqu’à aujourd’hui je crois et pour un certain nombre de pays, c’est le Cahier d’un retour au pays natal. Et on ne le lit jamais en Afrique noire exactement de la même manière qu’en France. On ne le lit pas avec le même code, y compris avec le code antillais. On le lit avec des codes africains, c’est-à-dire que, au fond, on a toujours pensé, et moi quand j’étais petit je le pensais aussi, que Césaire était Africain. J’ai découvert en grandissant qu’il était Martiniquais. Je ne savais pas où se trouvait la Martinique ! Il était encore plus Africain que d’autres auteurs africains parce qu’il était le parfait modèle, contesté par personne, alors que Senghor par exemple est très contesté, surtout au Cameroun. Césaire est adulé, c’est le héros, c’est celui qui sait dire non, c’est un vrai personnage mythique, épique. Cette représentation se justifie totalement après coup : quand on entre un peu dans l’histoire, on s’aperçoit qu’en se tournant vers Haïti et en écrivant La Tragédie du Roi Christophe, on mesure l’importance que Haïti a pu avoir dans la vie de Césaire et comment Haïti va jouer un rôle également dans l’histoire de l’Afrique et dans l’histoire de cette littérature africaine. Pourquoi ? Parce que Haïti, c’est dans toute l’histoire de l’esclavage, c’est la perle des Antilles, c’est la plus riche, c’est celle où les métissages sont allés le plus loin. Haïti, c’est un laboratoire de rencontres des peuples et des civilisations, c’est un laboratoire de l’insurrection, c’est un laboratoire de renouvellement des cultures et des civilisations. Et lorsque Césaire pense que c’est l’île dans laquelle le nègre a poussé pour la première fois le cri de sa liberté en disant qu’il croit en son humanité, cela veut dire qu’au fond il a refusé d’être considéré simplement comme étant un esclave noir. Et c’est dans cette île là et nulle part ailleurs. Et c’est dans cette île là parce que l’île s’est soulevée toute seule, elle n’a eu besoin de personne. Les nègres haïtiens ont créé tout seuls une nation et ont créé tout seuls une République. C’est cette conjoncture là que Césaire a voulu pointer du doigt et s’il écrit une pièce de théâtre autour de la figure du Roi Christophe, il va écrire un ouvrage d’histoire pour montrer en quoi la vraie Révolution, la seule, l’unique, ce n’est pas la Révolution française, c’est la Révolution haïtienne. C’est le modèle de toute Révolution. Et je crois que de ce point de vue là, Haïti est encore un modèle ».
La négritude césairienne
Suzanne Dracius, qui a en commun avec Aimé Césaire le pays et la passion pour les lettres, partage aussi avec lui un cheminement littéraire qui l’a, elle aussi, rapprochée de l’île d’Haïti. L’anthologie poétique, Hurricane cris d’Insulaires, qu’elle coordonne en 2005, puis les Prosopopées urbaines où elle s’entretient avec son aîné illustrent une forme de connivence entre les deux poètes. Une entente qui lui permet d’apporter elle aussi sa vision du rapport entre Césaire et Haïti et de le contextualiser : « Haïti, le pays où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait en son humanité. C’est cela qui est important : la première occurrence du mot négritude dans le Cahier apparaît d’abord liée à Haïti et d’autre part liée à la notion d’humanité et donc avec tous les prolongements d’universalité possible de la négritude pour faire taire les détracteurs qui peuvent en fait un concept raciste, un concept exclusif. Au contraire, la négritude est parfaitement ouverte, elle s’étend à l’homme de Calcutta, aux juifs, etc. La négritude est un concept qui n’est pas, justement, destiné à ce que Césaire appelle cette seule race. Non, non, bien évidemment, elle est destinée à tous les discriminés. Il ne s’adresse pas seulement aux Noirs mais au monde entier et, en particulier, à travers l’évocation de la situation un peu inconfortable du métis. C’est peut-être une allusion au Martiniquais Louis Delgrès qui était un mulâtre fils d’un béké de Martinique et qui est, jusqu’à aujourd’hui, un des héros guadeloupéens puisque c’est le héros anti-esclavagiste qui a donné sa vie pour ne pas revenir en esclavage. Je pense que c’est ça qui est peut-être aujourd’hui à recueillir dans nos cœurs et peut-être à transmettre aux générations futures : le côté ouvert de cette négritude césairienne ».
Au fil des échanges, le sujet de la poétique de la Négritude et de son influence sur la littérature enrichit également le débat et, bien entendu, met en lumière d’autres réalités de l’empreinte de Césaire sur la pensée caribéenne, comme l’explique Romuald Fonkoua. Pour avoir traversé l’oeuvre de Césaire de façon très approfondie, il porte un regard transversal sur ce qui rapproche Césaire d’un autre grand comme Glissant. Deux auteurs dont il explore les styles et les thèmes. Pour ce spécialiste en littérature contemporaine et des cultures d’Afrique et des Antilles, « le passage de Glissant à Césaire m’a permis de comprendre que Glissant est le meilleur commentateur de Césaire. Il a tout lu, il a tout compris, il a tout digéré, et toute la théorie que Glissant va développer après sera une extension beaucoup plus grande, beaucoup plus profonde, beaucoup plus aboutie, de ce qui se trouve déjà en germe dans la pensée de Césaire. Au fond, si j’ose dire, Glissant fait ce qu’il fait parce qu’il a fait des études philosophie et qu’il est capable de théoriser tout de suite. Césaire ne théorise pas, ce n’est pas son propos, ce n’est pas dans ses habitudes mais ce n’est pas dans sa génération non plus. Tout le propos de Glissant consiste à bien mettre en valeur la pensée de Césaire. C’est après que certains vont croire que Glissant est allé contre Césaire. C’est la génération qui suit qui fait une mauvaise lecture de Glissant. Pas une mauvaise lecture en soi mais une mauvaise lecture parce que les conditions historiques et politiques de l’époque entraînent une sorte de choix dans la pensée de Césaire, une sorte de défense de ce qui peut être justement une certaine identité rejetée ou reniée. Pour dire les choses de façon très claire, les défenseurs de la créolité, qui empruntent bien sûr à Glissant en faisant comme si Glissant était un anti-Césaire, tirent les propos de Glissant vers leur but idéologique et renient en quelque sorte la dimension « créoliste » de Césaire parce que cela ne les arrange pas idéologiquement parlant. Cela ne les arrange pas parce que la portée du discours était faible. Tandis qu’au fond il s’agit bien d’un discours qui entre dans le milieu politique par le biais du manifeste. Un manifeste, c’est un essai de « bonne mauvaise foi » sinon le manifeste n’a pas de valeur. On a une intention que l’on voudrait atteindre, en tirant tous les arguments vers son sens. Césaire avait-il fait autre chose quand il a écrit le Discours sur le colonialisme ? Il y a une certain nombre de choses sur lesquelles il va revenir un peu plus tard, à l’âge de la sagesse. C’est parce qu’il y a cette démarche que l’on croit qu’il y a une différence entre Glissant et Césaire mais il n’y en a pas. Il y a des modalités de compréhension de la même réalité, des modalités d’explication de la même réalité ».
Aimé Césaire sera encore célébré tout au long de l’année, de nombreux rendez-vous qui favoriseront encore les débats et les témoignages de ceux qui connaissent sa poétique et son discours. Nous aurons bien entendu de multiples occasions d’y revenir très bientôt.
Aimé Césaire (biographie)
Romuald Fonkoua
Éditions Perrin (au format de poche chez Tempus)
Hurricane, cris d’Insulaires
Suzanne Dracius
Éditions Desnel, 2007
Prosopopées urbaines, anthologie d’inédits, (entretien entre Aimé Césaire & Suzanne Dracius en introduction)
Coordonnée par Suzanne Dracius
Éditions Desnel, 2007
[Edit : le chapeau a été modifié le 28 mars à 18 h 20 à la suite d’un signalement d’Isabelle Lamy, responsable de l’Espace Senghor à Verson, sur la durée du séjour de Léopold Sédar Senghor dans la ville]