Patrick Chamoiseau est le nouveau titulaire de la chaire d’écrivain en résidence de Sciences Po. Le passage de relais avec Marie Darrieussecq s’est déroulé ce lundi 27 janvier 2020 à Paris.
Sciences Po, la célèbre université de recherche en sciences sociales parisienne, a créé un centre d’écriture et de rhétorique qui se propose de développer chez les étudiants trois types de compétences : l’argumentation, l’art oratoire et, c’est sans doute plus inattendu, l’encouragement à se lancer dans des travaux d’écriture de création. Depuis l’année scolaire 2018-2019, ce dernier axe est matérialisé par la création d’une chaire d’écrivain. En effet, comme l’a expliqué son directeur Frédéric Mion, « nous sommes convaincus que cet exercice particulier d’écriture agit sur le monde, ajoute à la richesse du monde, et que cet exercice peut et doit être une source sans pareille d’inspiration et d’invention. La pratique de la lecture et de l’écriture de création sont des activités qui s’inscrivent dans le temps et viennent à ce titre rompre avec la culture de l’instantanéité. »
Après Kamel Daoud et Marie Darrieussecq, c’est donc Patrick Chamoiseau qui va être amené jusqu’à la fin de l’année scolaire 2019-2020 à dispenser deux enseignements d’écriture de création, à animer des masterclass, à participer aux événements initiés par le centre.
Pour le passage de relais, l’école avait organisé une conférence modérée par Delphine Grouès, directrice de l’institut des compétences et de l’innovation de Sciences Po. Le propos inaugural de Patrick Chamoiseau a porté sur le thème : « Le conteur, la nuit et le panier ». Il a pu évoquer rapidement devant les invités certains des concepts qui lui sont chers : « Je viens de Martinique, je suis donc un Créole américain. Ma langue première était essentiellement une langue orale, elle cherchait encore les instances de l’écriture. Dans le quotidien de la langue créole, il y avait des contes, une philosophie portée par des proverbes. J’entrepris d’explorer cette dimension artistique de la langue créole, de deviner ce qu’elle pouvait m’apporter. Le conteur était un résistant au règne esclavagiste. On m’expliqua très vite que le conteur créole ne pouvait conter que la nuit. S’il contait le jour, il se transformait en panier. La tradition avait choisi la sanction dérisoire du panier. » Il expliqua ensuite que, dans une société marquée par des catastrophes successives comme le génocide amérindien, la traite des nègres, l’esclavage des plantations et les colonisations, « pour prendre son envol, le conteur a besoin de la nuit pour défaire cet espace et ce temps dominé. Dans la nuit, l’ordre mis en place par le maître s’estompe. Il aurait conté de jour, il aurait été du bord glacé de la domination, du côté de la mort, et sa parole aurait été nulle et non avenue. » Quant à la sanction de la transformation en panier, elle serait liée au monde amérindien : dans ces contes, les apparitions du panier « le caractérisent toujours comme le résultat de sortilèges foireux. C’est à ce titre qu’en devenant panier, le conteur de jour ne mérite, comme l’aurait dit René Char, ni égard, ni patience. »
Marie Darrieussecq et Patrick Chamoiseau ont ensuite échangé principalement sur l’écriture et la langue. Pour l’écrivaine d’origine basque, « nous sommes tous les deux des écrivains en langue française mais on la travaille, on lui fait quelque chose. » Le Martiniquais estime qu’il se « retrouve dans cette situation où il n’y pas d’absolu possible : la langue créole est née de la rencontre de la langue du maître et de la langue des esclaves. Il a fallu échapper au vieux dilemme : quelle est la bonne langue ? Nous disposons d’une gamme linguistique élargie, ce qui devrait être le rêve de tous les écrivains. Il me semble que notre situation ressemble un peu à celle de Rabelais qui n’avait aucune limite, qui exprimait ainsi une réalité qui lui permettait de se rapprocher du réel. »
Pour son homologue, « on a tous comme écrivains cet appétit pour une langue métamorphose qui essaierait d’attraper le réel. Je me demande comment les hommes écrivains blancs peuvent encore écrire. C’est une chance pour les femmes : la moitié du monde n’a pas été dite. Je crois qu’on peut construire quelque chose de nouveau, y compris une nouvelle masculinité. Pour ça, on a besoin de l’écriture. »
Patrick Chamoiseau estime que « personne ne peut vivre en l’absolu. Le plus haut objet littéraire aujourd’hui, c’est la totalité monde : comment réussir à vivre à une échelle qui n’est plus celle de ma langue ? Ce qui nous amène aussi à dire que l’écrivain est seul : il est une expérience au monde. Nous devons construire nous-mêmes notre esthétique et nous devons nous construire à l’échelle du monde. La littérature la plus intéressante, c’est ce texte qui nous aidera à vivre cette réalité monde. »
Les étudiants désireux de s’exercer et de progresser autour de ces concepts avec l’auteur martiniquais sont invités à lire les œuvres suivantes :
- « Malemort » et « Philosophie de la Relation », d’Édouard Glissant ;
- « Solibo Magnifique » et « Écrire en pays dominé », de Patrick Chamoiseau ;
- et « Moi laminaire », d’Aimé Césaire.